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Critical mass à Berlin, mars 2007

vendredi 30 mars 2007, par Christophe, Isadora Khan

Farrhad demo im Berlin (Deutschland).

Il y a dix ans, les masses critiques à Berlin rassemblaient 200 à 400 personnes. Mais les efforts de la polices ont découragé les meilleures volontés, trop de vélos se sont fait embarquer.

Par ailleurs Berlin est une ville où le vélo a sa place. Les autos ont leurs voies, les tramway, leur couloir, et les vélos leurs pistes. Chacun a sa ligne comme à la piscine. A quoi bon polémiquer ? Que revendiquer de plus ?

Mais le 30 mars 2007, les 45 cyclistes présents n’entendaient pas rester dans leur ligne. Troisième masse critique depuis dix ans, les pédalophiles se sont rassemblés et ont relancé le débat. Quelques stickers collés dans Berlin, des réseaux, des passionnés du vélo et voilà la masse critique reconstituée.

Il fallut d’abord perdre le fourgon de police qui suivait comme une tortue le rassemblement, et brayait des instructions en allemand à coup de haut parleur. Sauter les trottoirs, prendre les rues piétonnes, décider sur un coup de tête de tourner à gauche, le mouvement était d’abord complètement désorganisé. Sans but, simplement spontané.

Mais les passionnés de vélo s’entendent vite, et l’idée a circulé qu’il faudrait peut-être bloquer les voitures et pas les policiers. Le cortège a alors convergé vers les rues à une voie, très fréquentées, comme la Friedrich Strasse. Ces rues sont faciles à bloquer et 10 cyclistes suffisent à prendre l’espace que les hommes en voiture entendent occuper. La trentaine de vélos présents suffisaient amplement à créer un joyeux bazar, aux yeux étonnés des touristes en visite à Check Point Charlie.

Mais la police suivait encore, et les cyclistes comme une volée d’oiseaux, devaient couper les carrefours ou bifurquer sur un coup de tête.
A Brandenbourger Tor, devant les hordes de touristes, la police a plié bagage, et laissant la masse critique se déployer librement.

Un levé de vélo devant le Bundes Tag scella définitivement l’esprit collectif du petit groupe. Les cyclistes avaient gagné leur après-midi, ne serait ce que pour ce petit sentiment d’euphorie.

L’essaim est alors reparti, cette fois vers la Tor Strasse, la quatre voies terriblement pénible en vélo. La Tor Strasse est une rue bruyantes, à l’air saturé de gaz d’échappement des voitures et des camions, qui la traversent à toute allure. Pédaler tranquillement sur la Tor Strasse, même pour dix minutes, est un vrai défi. Cet espace est le territoire exclusif des voitures, au point que les cyclistes empruntent les petites rues parallèles, Farrhad Frei.

Trente vélos en troupeau, et le rapport de force change : c’est la masse critique. Les voitures se sont donc vues forcer d’avancer au rythme du vélo. Certaines pourtant, sans se laisser démonter, doublaient, lancées à toute allure à contre-sens, en rodéo road contre la mort. Les chauffeurs s’énervaient, trépignaient, s’impatientaient, bloqués par des traînes pédales. Un 33 tonnes excédé est même allé jusqu’à doubler la colonie de fourmis. Comme un banc de sardines, les cyclistes se sentent invulnérables, ils se protègent les uns les autres contre les prédateurs. Une femme hystérique menaçait d’appeler la police, sous les regards hilares des cyclistes. « Elle peut bien appeler la police celle-là, même sa mère, même le pape, si elle veut. Personne n’y pourra rien, le temps de sa colère nous sommes les plus forts. ». Il y a certaines attentes qui sont insupportables, car elles dépendent de l’arbitraire de celui qui a le pouvoir. Et ce pouvoir était acquis par des vélos.
Le vélo, d’habitude, c’est l’avant dernier de la hiérarchie de la rue, avant le piéton et l’handicapé. Mais voir ainsi le rapport de force changer est insupportable pour qui est habitué à passer devant.

Un bedonneux en grosse voiture noire a glapi : « Donnez moi vos noms, donnez moi vos noms ». « Mein Name ist Mercedes Benz » aurait-on dû répondre. Malgré leur gros moteur, leur cuirasse de métal, les publicités qui vantent le bonheur de rouler en cylindrée, les rois de la route ne pouvaient plus avancer.

La seule solution qui restait aux autos, consistait à écraser un ou deux cyclistes pour se frayer un passage. Mais personne ne l’a fait. Peut-être par humanité. Peut-être encore par peur de la loi. Mais ce jour-là, la loi, c’était les cyclistes qui la faisaient.

La dernière altercation se fit avec une fourgonnette qui voulait s’imposer et plaquer la masse de cyclistes contre le trottoir. Un cycliste léger, au vélo fin, rapide et vif rendit le gros chauffeur fou de rage. L’homme sortit de son véhicule furieux, le visage bouffit de colère, essayant vainement de rattraper l’agile cycliste en lui courant après. Le pauvre bougre moqué, humilié, a bien dû se faire une raison : il est impossible d’attraper un cycliste à pied, même en courant très vite.

Les cyclistes ont ainsi joué les troubles-fête, petits grains de sable dans la cadence perpétuelle des voitures. Si la masse critique était constituée de cyclistes convaincus et chevronnés, certains cyclistes, là par hasard regardaient avec bienveillance la petite manifestation. La place des voitures dans la ville, le changement climatique, la pollution des poumons, la peur quotidienne de l’accident... tous ces problèmes qu’ils vivent chaque jour, seuls contre les voitures. Être cycliste dans Berlin, c’est être condamné à une cohabitation forcée avec des fourgons blindés.
Pourtant cette ville, nous l’aimons, nous y vivons, nous en sommes la faune, nous la rêvons plus libre, moins agressive.

Voilà, comment se déroula la masse critique du 30 mars 2007 à Berlin. Qu’en reste-t-il ? Rien si ce n’est une sensation de liberté arrachée.